La forme, le trait, la trace
- Rituels calligraphiques-


Vent, forêt, feu, montagne

Je me sais tracé par le sable et par la vague et par le vent, tracé de ce pinceau qui puise en l’encrier du ciel et s’acharne sur les rivages pour les confondre et séparer d’avec la mer. Je me sais tracé d’une main de maître, et je poursuis l’empreinte en moi, la trace que j’efface à la connaître mienne et la flairer.

J'ai commencé à étudier la calligraphie en 1990, la peinture chinoise trois années plus tard. Lors de mon premier voyage en Chine, en 1987, j'avais acheté une calligraphie formée des quatre caractères "vent, forêt, feu, montagne", en référence à un passage du stratège Sunzi.[1] Et, depuis ce moment, quelque chose en moi répétait : "moi aussi, je suis calligraphe!" Je suis pourtant maladroit de mes mains, à l’extrême. Dès l'enfance, j'avais mauvaise vue. Dans les premières années de l’école primaire,nous écrivions encore au porte-plume, et je faisais sur les pages de mon cahier des taches, d'horribles taches me disait-on, lesquelles me valaient de très mauvaises notes. Je maculais d’encre mes doigts, qu'il fallait ensuite frotter à l'aide d'une pierre ponce.

Quand, bien plus tard, vers l'âge de trente ans, j'eus l'occasion pour la première fois de m'exercer à la calligraphie chinoise j'éprouvai une vraie joie : on pouvait faire des taches sur le papier ; les taches pouvaient même être belles! L'encre,auparavant, était pour moi quelque chose d'un peu terrifiant, quelque chose dont je ne pouvais pas approcher sans me salir ni salir tout l'alentour.L'encre chinoise, elle, une fois guidée par un ductile pinceau, n'était plus nisale ni propre, elle était seulement une trace, elle devenait belle ou laide au gré du mouvement de la main et du coeur. Au reste, depuis longtemps, dans ma crainte de l'encre il y avait aussi une attirance sourde. Je me souviens de ma fascination, vers douze ou treize ans, devant les dessins à l'encre de Victor Hugo, ces sombres châteaux allemands perchés sur des montagnes formidables.

La trace – celle du pinceau,celle tirée de flûte ou de corde - parfois sera légère et fluide, parfois lourde et puissante. Mais les contrastes sont imprimés par la même main, par lamême voix, par la même vie. L'encre ne s'inquiète pas des taches. Elles sont traces de ce qui ne pouvait pas ne pas être dit.

Ce que dit la théorie picturale chinoise du "coup de pinceau unique" - ce coup de pinceau qui engendre, surplombe et guide la multiplicité des traits qui font une œuvre – parle seulement de la liberté d'un cœur unifié. Ce coup de pinceau unique est celui que déploie le regard du cœur au travers du monde. Une œuvre ainsi conduite est contagieuse : elle invite qui la regarde à entrer dans ce mouvement - coup de pinceau unique - par lequel s’ouvre l’espace des formes, des traces de la liberté. La forme parle d’un passage, passage incessant, vers un espace de liberté toujours approché et jamais conquis.


Passages et passeurs

Je vis aux noirs édifices
Effilés par le pinceau
Quand le vide ourlé par l’eau
Investit leurs artifices.

Il est bien des façons de vivre et revivre ce passage. Ma manière propre est de créer des œuvres qui naviguent entre deux cultures. Ce n'est pas la culture occidentale, les formes de l’art occidental qui représenteraient l'esclavage, ni la culture chinoise, les formes déliées des formes de la calligraphie, la liberté – non plus l’inverse. C'est le passage d'un mode culturel, d’un code formel à un autre qui est expérience de libération. C'est l'intégration de ces codes au sein de la même oeuvre qui témoigne d'un cheminement vers plus d'unité et de liberté intérieures. Je choisis d'instinct, je choisis de goût. Je nais au fur et à mesure que la forme me porte vers ce qu’elle n’était pas naturellement appelée à engendrer.

L’aide et l’amitié de ceux rencontrés à l’entour furent le sol à partir duquel je pus persévérer, l’humus sur lequel purent croître des fruits nouveaux. J’entrai dans la familiarité de peintres, de calligraphes, ou encore d’hommes et de femmes engagés dans la pratique vivante des traditions taoïstes et bouddhistes. L’ouverture des meilleurs d’entre eux leur venait d’être enracinés en profondeur dans leur culture, leur art, leur ligne de transmission et d’inspiration propres. Ils me firent ainsi comprendre que je pouvais rester fidèle à cela qui m’avait conduit auprès d’eux - y être plus fidèle encore par le fait de m’en éloigner dans la dynamique de l’apprentissage.

Que m’apportaient la rencontre et la pratique de la tradition artistique chinoise ? Une telle rencontre me conférait d’abord le courage de créer. Mon désir de laisser parler le monde qui m’habite sans me faire à moi-même écran avait toujours été contrarié par les formes, les normes et les techniques de l’art occidental, peut-être par la trop grande proximité culturelle qui établissait dès l’abord des critères de jugement – lesquels critères, me semblait-il, m’écraseraient toujours. D’une certaine façon, pratiquer un art étranger éliminait dès le départ tout critère de jugement, je retrouvais comme une liberté neuve. A un commençant, un débutant, un étranger tel que moi on pouvait bien tout pardonner. Et puis, j’ai pressenti dès l’abord que le ressort, le principe de l’art chinois était la liberté à la fois expérimentée et poursuivie, liberté nourrie par la pratique même. Même si cette vérité échappe aujourd’hui à nombre de Chinois, impressionnés qu’ils sont par la multiplicité des canons et des écoles, la règle, l’étroite technique artistique n’ont jamais été le critère premier d’appréciation, de discernement, elles ont toujours été un adjuvant, un bâton que l’équilibriste abandonne finalement pour tourbillonner à sa guise.


Formes, transformations

Je sais en l’étang des pierres
Le cri des brisants,
Et dessous l’encre ancillaire
Les secrets du sang.

Dès son principe, la peinture chinoise ne s’est attachée à la « forme » qu’au travers de sa « transformation ». L’animation de la matière, la matérialisation de l’esprit... y a-t-il autre chose qui déclenche la représentation des roches, des arbres, des nuages, des bêtes, des eaux, la structure même du tableau ? Et je ne crois pas que pareille inspiration conditionne un répertoire limité de thèmes ou de techniques. Elle s’est exprimée de façon nouvelle dans la peinture chinoise contemporaine, au delà des sujets, des styles, des écoles. La rencontre fulgurante de l’esprit et de la matière, leur mélange à la fois de principe et toujours fuyant, leur embrassade, leur empoignade, c’est là le lieu même du surgissement de la liberté, le lieu des possibles qui s’ouvrent, le lieu des choix, des décisions. Dès lors que la calligraphie et la peinture chinoises se tiennent en ce lieu là, elles possèdent en leur intérieur des possibilités constantes de renouvellement. Le langage de l’œuvre, (manifesté dans les traits et les silences, les couleurs et leurs absences, les vides et les pleins, le mouillé et le sec, le rare et le multiple, l’immense et le réduit) n’est pas seulement un medium, un mode de communication façonné pour la transmission d’un sentiment ou une idée, il est produit par la pulsion même de la lutte, par la dynamique de l’engendrement, il ne dit rien d’autre que cette gestation, ou, plus exactement, il ne peut dire validement quelque chose que si ce quelque chose est partie prenante de la lutte de la naissance, s’avère en être l’un des épisodes et des drames.



Le gué du guetteur

La lame brasse le geste qu’on lui fait décrire, rien d’autre,
Gravant un verbe qui se retire comme les vagues et reste suspendu pourtant.
Tel le sabre au crochet encore tout nimbé de sa danse,
Le sabre qui de ses brassées façonne l’aire du théâtre.

Debout devant la table, je me bats à tâtons. Le pinceau se meut et s’incline comme le fait un lutteur qui cherche la feinte décisive. Pour sûr, il est de la joie dans la lutte. Jacob a dû lutter avec toute l’alacrité de celui qui, depuis tant d’années, s’endurcissait pour ce combat. Mais la lutte engage tout l’être, elle le tord, le tend, le distend jusqu’à l’extrême. L’acte de peindre m’a investi à mon insu, il est devenu le lieu d’un combat où je voulais et ne voulais pas m’engager, il a mis au jour l’entrée de ténèbres que je pressentais seulement, et puis il m’a conduit à m’engouffrer en ce tunnel, il est comme devenu l’arène des combats multiformes que je conduis si gauchement. L’oeuvre devient le lieu dont elle témoigne, le gué où le combat pourra continuer, se propager, s’intensifier.

Pierre Soulages a déclaré peindre en guettant – en guettant "les moments d'origine". A chacun de nous revient de revivre la première apparition du visage comme sa première disparition, cette évanescence des formes, ou encore de revivre, dans la peinture chinoise, le passage continu de la montagne à l'homme, de l'homme à la montagne, pris l’une et l’autre dans un souffle qui les rassemble et recompose. Pierre Soulages dit aussi qu'un jour, en préparant une plaque de cuivre pour la gravure, il l'a grattée si fort, pour chercher le plus noir des noirs, qu'il l'a percée - et trouvé le blanc. Le passage par lequel le plus noir devient blanc, le plus blanc devient noir, c'est aussi un moment d'origine. Qui se bloque sur le noir ou le blanc bloque le mouvement qui en lui anime et conduit l’apparition et la disparition des formes, la coagulation, la dispersion du souffle dans l’innombrable des phénomènes. Qui se bloque sur les formes perd le mouvement – et, avec lui, les formes mêmes.

Laisser travailler le mouvement d’où naît et disparaît la forme, c’est laisser émerger un champ qui sera conjointement de germination et vacance. Il s'agit d’accepter qu’un souffle creuse, forge, déplace l’espace dont j’ignore les contours changeants. Il s'agit de laisser une lumière sans pourquoi se répandre tout à l'entour.

Yeux clos, j’en reçus
D’autres plus ardents.
Le soleil, de nuit,
Les ouvrit tout grand.


[1] Le bon stratège doit être "à l'attaque, comme le vent; au déploiement, comme la forêt; dans le pillage, comme le feu; à l'arrêt, comme la montagne." (L'Art de la Guerre, VII, 13) On a comparé le calligraphe à un général d'armée, qui sait occuper l'espace, placer ses soldats, varier la vitesse de ses mouvements. Et tout artiste doit apprendre de l'imprévu du vent, du fourmillement de la forêt, de la rage du feu et de l'assise de la montagne.


Benoît Vermander, jésuite, est professeur titulaire dans la faculté de philosophie de l’université Fudan, Shanghai. De septembre 2016 à janvier 2017 il a été chercheur invité du laboratoire d’excellence TransferS (ENS, CNRS, Collège de France et PSL). Il poursuit parallèlement une œuvre de peintre et calligraphe. Dans le présent article, les passages en italiques sont adaptés de ses recueils A plaire et à planter (DDB, 2010) et Chose promise (Orients Editions, 2015).

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