About

Benoît Vermander (生于1960),   以中文名魏明德及艺名笨笃为人所知,现任上海复旦大学宗教学系教授、博士生导师,兼任隶属学校的徐光启利玛窦文明对话研究中心学术主任。1996年至2009年间曾任台北利徐学社主任。获得美国耶鲁大学政治学硕士、法国巴黎政治学院政治学博士、台湾辅仁大学神学硕士、巴黎耶稣会哲学神学学院神学博士。研究和出版方向主要集中在中国的发展模式和其在全球化进程中的角色问题上,同时也聚焦当代中国宗教和心灵传统。

[笨笃]是魏明德从事艺文创作时用的笔名。1995年起,作品在中国美术馆、四川美术馆、旧金山大学、斯特拉斯堡欧洲议院、上海徐汇博物馆、上海OPEN SPACE画廊、等地展出。三十年间,已出版专著二十余本,论文两百余篇,另有诗集四部,画册四本。

Né en 1960, jésuite français, professeur dans la faculté de philosophie de l’université Fudan à Shanghai, Benoît Vermander vit en monde chinois depuis 1992. Il est également connu sous son nom chinois de Wei Mingde (魏明德) et son nom chinois d’artiste de Bendu (笨篤). Il a commencé dès 1987 à étudier la calligraphie et la peinture chinoise, d’abord en France puis à Taiwan. En 1994 il passe un semestre au département des arts de l’Université Normale du Sichuan  où il noue une amitié qui dure jusqu’à maintenant avec le peintre sichuanais Li Jinyuan, né en 1945. En 1996-1997 Li Jinyuan et Benoit Vermander exposent ensemble au Réfectoire des Jacobins (Toulouse), au Parlement Européen (Strasbourg), à la Galerie Nationale Chinoise (Pékin) et à la Galerie du Sichuan (Chengdu). Benoît Vermander  exposera ensuite notamment à l’Université de San Francisco (1999), à Taiwan (Taipei, Chiayi et Tainan, de 1994 à 2008), à la Galerie Sunbow de Shanghai (2008), au Musée Xuhui de Shanghai (2014), au Centre Xinhua de Shanghai (2017) et à l’Ancienne Banque de France de Lens (2019).

Under the art name Bendu 笨篤, Benoit Vermander, a French Jesuit who currently teaches in the School of Philosophy of Fudan University (Shanghai), creates works of Chinese painting and calligraphy. He studied under the Sichuanese painter Li Jinyuan. In concert with the latter, he held exhibits at the Réfectoire des Jacobins (Toulouse, 1996), the European Parliament (Strasbourg, 1996), the National Gallery (Beijing, 1997) and Gallery of Sichuan (Chengdu, 1997). He has also held exhibitions at Fu Jen University (Taipei, 1993), University of San Francisco (1999), The French Institute in Taipei (2002), Chengdu's Academy of Painting and Calligraphy (2002), Beida Centre (Tainan, 2004), Kwanghua Centre (Hong Kong, 2005), the Tibeto-Mongolian Foundation (Taipei, 2008), Sunbow Gallery (Shanghai, 2008), Xuhui Art Museum (Shanghai, 2014), Open Space Gallery in Shanghai (2017), Ancienne Banque de France (Lens, 2019) amongst other places. He has published several collections of poems and paintings, in France, Taiwan and China.


Vers la liberté intérieure

J'ai commencé à étudier la calligraphie en 1990. Trois ans plus tard, j'ai élargi mon intérêt à l'étude de la peinture chinoise contemporaine. Avant de débuter la calligraphie je rêvais déjà, depuis trois ans, de me plonger dans cette aventure : lors de mon premier voyage en Chine, en 1987, j'avais acheté une calligraphie formée des quatre caractères "vent, forêt, feu, montagne", en référence à un passage du stratège Sunzi.[1]Et, depuis ce moment, quelque chose en moi répétait : "moi aussi, je suis calligraphe!" C'était pour moi déconcertant, car je suis réputé être très maladroit de mes mains. Mais la passion née de la rencontre avec l'expression artistique chinoise a accompagné la transformation intérieure qui s'accomplissait à ce moment-là et qui m'a alors amené à prendre des décisions importantes. C'est quelque chose de cette expérience que j'aimerais partager.Cela de façon très subjective et fragmentaire. Non pas ici en racontant ma propre histoire mais en disant quels sont les enjeux, quels sont les chemins que j'aperçois et que j'emprunte aussi bien dans mon mode d'existence que dans ma pratique artistique. Ce faisant, je n'ai pas l'impression d'entrer dans un monologue mais plutôt de continuer une conversation avec les amis rencontrés au long de ce cheminement et en compagnie desquels il se poursuit.

Dès l'enfance, j'avais mauvaise vue. A l'école primaire, de mon banc je ne lisais pas ce qui était écrit au tableau, il me fallait m'en approcher le plus près possible. En outre, je n'entendais que d'une oreille. Grâce à l'aide de mes parents et à des enseignants compréhensifs ces handicaps ne m'ont guère gêné. De près, je n'avais aucun problème de vision, je dévorais les livres. En classe, je pris l'habitude de fermer à demi les yeux, et je retenais tout naturellement ce que le professeur disait. Mon principal problème, à l'école primaire, c'était mon écriture. Dans les premières années, nous écrivions encore au porte-plume et à l'encre, et je faisais sur les pages de mon cahier d'horribles taches qui me valaient de très mauvaises notes. Extrêmement maladroit, je tachais sans cesse mes doigts, qu'il fallait ensuite frotter avec vigueur à l'aide d'une pierre ponce.

Quand, bien plus tard, vers l'âge de trente ans, j'eus l'occasion pour la première fois de m'exercer à la calligraphie chinoise j'éprouvai une vraie joie : on pouvait faire des taches sur le papier ; les taches pouvaient même être belles ! L'encre,auparavant, était pour moi quelque chose d'un peu terrifiant, quelque chose dont je ne pouvais pas approcher sans me salir et salir tout l'alentour.L'encre chinoise, elle, une fois guidée par le pinceau, n'était plus ni sale ni propre, elle était seulement une trace, elle devenait belle ou laide au gré du mouvement de la main et du cœur. Au reste, depuis longtemps, dans ma crainte de l'encre il y avait aussi comme une attirance sourde. Je me souviens de ma fascination, vers douze ou treize ans, devant les dessins à l'encre de Victor Hugo, ces sombres châteaux allemands perchés sur des montagnes formidables.

Ma découverte de la calligraphie chinoise ne marque qu'une étape sur le chemin inachevé de la liberté intérieure, mais c'est une étape assez symbolique. Quelqu'un, un jour, a dit :"Petit, je rêvais d'être un saint. Maintenant, j'ambitionne uniquement d'être un homme libre." C'est une phrase qui résonne profondément en moi.

Qu'est-ce qu'un homme libre ? Un homme libre ne se laisse pas aisément définir. L'indétermination est partie intégrante de sa liberté. Mais je hasarderai quelques propositions qui peuvent nous aider à entrer dans l'expérience dont j’entends ici parler.

Un homme libre est un homme qui parle. Il n'est pas nécessaire qu'il parle beaucoup. Il n'est pas nécessaire surtout qu'il parle beaucoup avec sa bouche. Il y a bien d'autres manières de parler. Mais il parle avec tout son être. Chaque parole est une trace de tout ce que la vie a imprimé de plus profond en lui. Cette trace, parfois, sera légère et fluide, parfois lourde et puissante. Il y a des contrastes, dans la parole de l'homme libre, comme il y a des contrastes dans une œuvre de calligraphie. Mais ces contrastes sont imprimés par la même main, par la même vie. L'encre de la parole ne s'inquiète pas des taches. Elle est trace spontanée de la vie intérieure.

Un homme libre est un homme vivant. Ce n'est pas un homme impassible, ce n'est pas un cadavre. Il souffre,il vibre, il espère, il se réjouit. Il laisse les gens, les circonstances, les paysages s'imprimer en lui, il choisit, il rejette, il s'indigne, il admire, mais il le fait sans emphase, sans excès. Il laisse le mouvement de la vie s'approfondir en lui toujours davantage ; jusqu'à ce qu'il soit capable d'être chez lui partout, avec les pauvres, et même avec ceux qui sont encombrés par leurs richesses, avec les étrangers et les gens de son pays, jusqu'à ce qu'il éprouve que l'univers entier fait un avec son cœur, et que son cœur est assez grand pour accueillir bien davantage encore que l'univers entier. Un homme libre est un homme dont le cœur n'est pas divisé, dont le cœur, en recevant tout, tend naturellement à reposer dans l'unité.

Ici je retrouve quelque chose de mon propre chemin, quelque chose de l'expérience spirituelle qu'est pour moi l'aventure artistique. Ce que dit la théorie picturale chinoise à propos du"coup de pinceau unique" exprime bien ce qu'est la liberté d'un cœur unifié. Ce coup de pinceau unique est celui que déploie le regard du cœur au travers de l'extraordinaire diversité des phénomènes du monde.

Un homme libre est contagieux. D'autres hommes se laissent gagner par sa liberté intérieure. Ils laissent alors surgir en eux une parole nouvelle. D'autres se sentent menacés, se défendent, s'opposent. Très naturellement, se créent des amitiés entre hommes libres, il se crée des communautés d'hommes libres : on ne devient pas libre tout seul. Grâce à la contagion de la parole la liberté se partage dans le mouvement même par lequel elle grandit.

Moi-même, je sais n'être libre que très partiellement. Mieux que quiconque,je connais bien mes esclavages. Mais je crois avoir acquis un goût, un désir fort de la liberté intérieure, et je me guide d'abord sur ce goût, sur cet instinct, pour poursuivre mon cheminement.

Un homme libre se reconnaît à son regard. Et un artiste libre se reconnaît d'abord et avant tout au regard qu'il porte sur les choses. Si l'œuvre qu'il présente ne prend pas sa source au regard du cœur, quel intérêt ? Une œuvre d'art dit la façon dont le cœur de l'artiste rejoint le cœur des choses, elle exprime la façon dont le cœur de l'univers devient le cœur même de l'artiste, la façon dont le cœur de l'artiste devient le cœur de l'univers. Une œuvre d'art, elle aussi, est contagieuse, elle invite les spectateurs à partager la liberté de son créateur. L'œuvre d'art est l'une des façons dont parle l'homme libre. Elle est l'expression du passage incessant, toujours recommencé, toujours approfondi, de l'esclavage à la liberté. L'artiste n'est pas libre. L'artiste devient libre. L'artiste aspire en permanence à devenir homme libre, il approfondit ce chemin de libération au travers de chacune de ses œuvres, et c'est pourquoi chacune de ses œuvres est nécessaire. Chacune de ses œuvres répète que la liberté n'est pas un état assuré, que la liberté est passage. Et chacune de ses œuvres est alors un appel auquel le spectateur choisit de répondre ou non, une fois que l'œuvre réveille en lui le mouvement de sa liberté propre.

Il est bien des façons de vivre et revivre le passage de l'esclavage à la liberté. Ma manière propre est de créer des œuvres d'art qui naviguent entre deux cultures. Ce n'est pas la culture occidentale qui représenterait l'esclavage et la culture chinoise laliberté, ou l'inverse. C'est le passage d'un mode culturel à un autre qui est en soi expérience de libération. C'est plus exactement l'intégration intérieure de ces deux cultures au sein de la même œuvre d'art qui témoigne d'un cheminement vers plus d'unité et de liberté intérieures. Je ne me pose plus jamais la question de savoir si ce que je crée est davantage chinois ou davantage occidental. Je choisis ce qui est le meilleur pour moi. Je choisis d'instinct, je choisis par goût. Je me laisse porter. Je nais au fur et à mesure que je crée.

Notre cœur est toujours en naissance. Liberté. Unité. Naissance. Ces trois mots disent des aspects différents de la même expérience spirituelle. On n'arrive pas à naître quand quelque chose se bloque en vous - quand on se bloque sur un style, sur saréputation, sur sa culture d'origine, sur les exigences du marché, sur ses fantasmes, sur une technique. On naît en créant à chaque fois que dans une œuvre l'on dépasse l'un de ses blocages. Et lorsqu'on naît de cette façon, on ne naît pas simplement à soi-même. On donne naissance à quelque chose qui vous dépasse et vous précède, quelque chose qui concerne tous les hommes.

Il est une phrase de Pierre Soulages que j'aime beaucoup. Il dit que lorsqu'il peint, il guette. Il guette quoi ? Il guette "les moments d'origine". Qu'est-ce qu'un moment d’origine? C'est bien sûr un moment indéfinissable - parce que c'est le passage de quelque chose qui n'était pas à quelque chose qui apparaît parmi nous. La première face humaine peinte ou sculptée, c'est un moment d'origine. Le premier sourire apparu sur une statue, c'est un moment d'origine. La première fois qu'un portrait se détache de la figuration, c'est un moment d'origine. Et il y a beaucoup de "premières fois". Car à chacun de nous revient de revivre pour son propre compte la première apparition du visage, la première apparition du sourire, la première disparition du visage - ou bien, dans la peinture chinoise, le passage incessant de la montagne à l'homme, de l'homme à la montagne, la prise de conscience de la respiration vitale qui unit tous les phénomènes. Pierre Soulages dit aussi qu'un jour, en préparant une plaque de cuivre pour la gravure, il l'a grattée si fort, pour chercher le plus noir des noirs, qu'il l'a percée - et qu'il a trouvé le blanc. Le passage par lequel le plus noir devient blanc, le plus blanc devient noir, c'est aussi un moment d'origine, c'est le mouvement continuel de l'apparition et de la disparition dela vie en nous qui est le rythme même de la vie intérieure. Qui se bloque sur le noir ou le blanc bloque le mouvement de la vie en lui. Qui se bloque sur le mouvement de la vie perd cette vie même. Qui laisse tout passer pour tout recevoir, qui reçoit tout sans rien stopper, celui-là est libre et celui-là crée, parce qu'il respecte la liberté de la vie en lui.

Un jour, une journaliste m'a longuement interrogé pour savoir ce que je voulais dans la vie, pourquoi donc je peignais, si je voulais devenir un maître... Elle le faisait avec attention et respect, elle le faisait en écoutant vraiment, si bien qu'une réponse a fini spontanément par franchir mes lèvres, une vraie réponse ; telle qu'on n'en donne qu'à une vraie question. J'ai dit que mon but, dans la vie, c'était de"suivre le vent". J'ai été étonné moi-même de ce que je disais là. J'y ai beaucoup réfléchi par la suite. Je me suis rendu compte que je trahissais sans cesse ce but, que souvent je m'arrêtais là où il n'aurait pas fallu stopper, ou que j'essayais de retenir le vent, de l’enfermer dans une boîte, ou encore de trouver une façon d'en contrôler la direction. Mais je me suis rendu compte aussi que "suivre le vent" était bien mon désir. Suivre le vent, ce n'est pas flotter n'importe où. Suivre le vent, c'est écouter. Écouter la force d'un souffle qui était là avant vous, qui vous enveloppe et qui vous transporte. Écouter la voix d'un mystère. Le vent, c'est la voix du cœur de l'univers. Ecouter le vent, c'est retrouver la voix du souffle qui parle dans mon propre cœur. Suivre le vent, c'est me laisser devenir libre. Car la liberté est paradoxale. Elle repose sur une décision : je décide de suivre le vent. Et cette décision est un renoncement : je fais confiance à un souffle qui me dépasse, car je sais qu'il m'habite déjà.

Un homme libre n'est pas esclave de sa propre liberté. Il la vit humblement, sachant que cette liberté le dépasse; Ce ne sont pas ses mérites qui justifient sa liberté. Sa liberté est comme une graine transportée par le vent depuis un terroir inconnu. Puis elle vit et elle grandit d'elle-même en lui.

L'artiste ne passe pas son temps à proclamer en ses œuvres qu'il est libre. Sa liberté est seulement l'espace vacant dans lequel un regard nouveau apparaît, un regard qui peut-être le déconcerte lui-même, et qui déconcerte sans doute son entourage. Sa liberté,c'est son regard. Son regard est sa liberté.

Pour que l'artiste manifeste en ses œuvres sa liberté créatrice, il faut d'abord qu'il libère en lui la mémoire. Notre mémoire nous retient tous prisonniers. Il y a des impressions,des souvenirs que nous n'osons pas nous avouer à nous-mêmes. Il y a également des souvenirs, des impressions ordinaires dont la force et la beauté ne sont jamais apparues clairement à notre entendement. Le travail créateur libère le souvenir, lui donne des couleurs nouvelles, éclaire d'un jour nouveau les profondeurs de notre passé. C'est en commençant à peindre en Chine que je me suis aperçu combien les paysages français habitaient mon souvenir, combien ils étaient chargés pour moi de nostalgie et de tendresse. En  essayant de peindre la Chine je redécouvrais en moi une France jusqu'alors cachée, je libérais ma mémoire. Sans doute nous faut-il éprouver la distance et l'absence pour que la vie cachée en nous quelquefois vienne à la surface.

"La rose est sans pourquoi". Il s'agit d'abord ici d'attention. Attention au mystère qui est mystère parce que "sans pourquoi". Il s'agit de créer comme dépossédé de son œuvre avant même qu'elle soit là, créer dans le silence, la veille, l'espérance. Il s'agit de laisser le souffle qui me dépasse creuser en moi une route que j'ignore. Il s'agit simplement de laisser une lumière sans pourquoi se répandre tout à l'entour.

Benoît Vermander

Pékin, 1997


[1] Le bon stratège doit être"à l'attaque, comme le vent; au déploiement, comme la forêt; dans le pillage, comme le feu; à l'arrêt, comme la montagne." (L'Art de la Guerre, VII, 13) On a comparé le calligraphe à un général d'armée, qui sait comment occuper l'espace,placer ses soldats, varier la vitesse de ses mouvements. Et tout artiste doit apprendre de l'imprévu du vent, du fourmillement de la forêt, de la rage du feu et de l'assise de la montagne.

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